Le populisme et vous.

Il est aujourd’hui l’Alpha et l’Oméga de l’analyse politique, il est sur toutes les bouches et fait fréquemment son apparition dans les titres des journaux pour décrire tel ou tel phénomène politique national ou international. Le populisme est omniprésent, il est un élément majeur des représentations du champ politique contemporain sans que l’on soit réellement capable de lui attribuer une définition stable et satisfaisante. Pour éclairer le sens revêtu par le populisme aujourd’hui, nous reviendrons sur les expériences historiques qui endossent ce qualificatif de la fin du XIXe à la moitié du XXe siècle en mettant en avant les changements sémantiques qui accompagnent le mot dans son évolution. Ces propos seront illustrés par des extraits d’entretiens réalisés auprès d’étudiants de différents UFR de l’Université de Bretagne Occidentale.

Le mot est utilisé pour désigner au moins trois réalités politiques et sociales distinctes de la fin du XIXe siècle¹ . Il y a d’abord le mouvement dit « narodniki » dans la Russie entre les années 1840 et 1860 où des intellectuels, animés d’un projet de socialisme agraire et anti-tsariste, cherchent à établir un « retour au peuple » pour l’éclairer et l’éduquer en s’installant eux-mêmes dans les campagnes. Ces intellectuels idéalisent les communautés paysannes qu’ils considèrent comme la Russie originelle et pure face au projet modernisateur tsariste²

À l’inverse des marxistes, les Narodniki ne souhaitent pas établir d’État puissant centralisé ni même supprimer la propriété privée. Leur projet politique est articulé autour de la décentralisation où une grande marge de manœuvre est laissée à des petites communautés autonomes. Ils sont assez mal reçus dans les campagnes. Les paysans ne s’identifient pas à ces intellectuels venus des villes et le mouvement se scinde vite en différentes tendances plus ou moins violentes avant de disparaître avec la révolution d’Octobre 1917.

L’autre phénomène supposé être à l’origine du populisme prend forme aux États-Unis dans les années 1880. Ce mouvement agraire, avant de se constituer en parti politique, prend la forme d’une coopérative de fermiers revendiquant la nationalisation des chemins de fer, des lignes télégraphiques ainsi que des monopoles liés aux ressources naturelles. Le mouvement prône aussi la progressivité de l’impôt ainsi que l’intervention de l’État dans la stabilisation des prix des bien de premières nécessités. C’est en 1892 que le People’s Party fait son apparition. Ce « Parti du Peuple » ambitionne de faire émerger une troisième voie, une alternative au duopole du partie républicain et du parti démocrate.

Malgré des points communs avec l’expérience russe du populisme, la différence fondamentale tient au fait que le People’s Party participe au jeu électoral. Cette participation est d’ailleurs récompensée lorsque le candidat du People’s Party à l’élection présidentielle de novembre 1892, James Weaver, parvient à réunir 8,5 % des votants, soit plus d’un million de suffrages. Cette performance est inattendue et inédite dans un pays où le bipartisme structure le champ politique. Cette spécificité américaine rend particulièrement difficile l’émergence d’une tierce force,et ce aujourd’hui encore. Fort de cette première expérience, le People’s Party tente de se rendre incontournable en nouant des alliances électorales. Sans distinctions partisanes, des accords sont conclus occasionnellement avec les républicains aussi bien qu’avec les démocrates, en fonction des circonstances locales et nationales.

L’ambition du People’s Party est cependant entravée par l’élection présidentielle de 1896. Il choisit de soutenir le candidat démocrate, William Jennings Bryan, ce dernier ayant intégré à son programme les demandes des populistes sur la question monétaire. Le candidat démocrate est battu par le républicain William McKindley et cette défaite marque un coup d’arrêt dans l’expansion du People’s Party, rapidement dilué au sein du parti démocrate³

L’autre cas utilisé pour illustrer le populisme de la fin du XIX^ème siècle est celui du général Georges Boulanger, successivement ministre de la Guerre, député du Nord et acteur politique majeur de la fin des années 1880. À la différence des deux cas précédemment évoqués, le boulangisme n’était pas qualifié de populisme par les contemporains du phénomène. On lui préférait alors les termes de bonapartisme ou de césarisme⁴. La figure prédominante du leadership, incarnée par Georges Boulanger, est également absente des situations russe et américaine qui présentaient des projets plus collectifs. Aujourd’hui, le boulangisme semble cocher toutes les cases nécessaires pour faire de lui un populisme. Ce qualificatif péjoratif se trouve justifié par l’opposition discursive entre l’oligarchie et le peuple, la défiance à l’égard du parlementarisme, l’appel au référendum mais surtout, l’incarnation du mouvement dans une personnalité forte permettant de catalyser une multitude de mécontentements à un moment précis⁵.

Cette lecture du boulangisme fait écho aux discours tenus par la majorité des républicains qui, entre 1888 et 1889, voyaient le général Boulanger comme un péril pour la République, qui préparerait un potentiel retour à un ordre monarchique.

Une autre lecture du boulangisme propose de le considérer comme le fossoyeur de la monarchie dans la mesure où le mouvement boulangiste, en incorporant une partie de la droite dans sa dynamique, relègue la droite monarchique à la marge du champ politique⁶.Nous observons que le boulangisme, qualifié rétrospectivement de populisme, est très différent des deux cas précédemment évoqués et censés incarner les origines du phénomène.

Le populisme boulangiste est une construction contemporaine. Une telle construction tend à effacer les expériences précédentes que nous avons évoquées, de la Russie aux États-Unis, pour articuler la notion autour des seules notions de personnalités fortes, de chef ou de leader charismatique. Ce biais instaure une ambiguïté originelle du terme, et pose un problème de compréhension du terme et produit une multitude d’interprétations du mot.

Les entretiens nous aident à mieux saisir cette polysémie, notamment sur la question de la place du leader, place présentée comme étant consubstantielle au populisme.

Prenons le cas de Lilian, étudiant en troisième année de biologie à l’UBO, à propos du rôle du leader dans le populisme :

– Est-ce que le populisme s’incarne automatiquement dans un leader ?

– Non, parce que dans le mouvement des gilets jaunes y avait pas de leader défini […] un peu comme la Révolution Française, on peut identifier des personnalités qui ont beaucoup aidé mais y a pas de grand chef.

En prenant l’exemple récent des gilets jaunes, Lilian exclut la place prédominante du leader dans les phénomènes populistes. Il en vient à comparer le mouvement des gilets jaunes et la Révolution Française en mettant en avant l’absence d’un leader unique, et insiste sur le nombre et la diversité des personnalités en présence dans ces événements politiques.

La réponse de Théo, étudiant en master d’histoire à l’UBO, sur cette même question de la place du leader dans le populisme nous apporte une autre lecture de cet enjeu :

– Justement dans les analyses et les définitions que l’on fait du populisme il y a souvent cette importance accordée à une figure, à un leader charismatique. Tu penses que c’est quelque chose d’essentiel dans le populisme ?

– Fondamental je ne sais pas mais je pense que c’est plus simple de faire fonctionner les choses s’il y a quelqu’un derrière qui rassemble, après que la personne soit juste un porte-drapeau évidemment faut pas que la personne ait tous les pouvoirs et qu’elle soit un porte-drapeau quoi.

– Par exemple il y avait un petit peu ça dans le mouvement des gilets jaunes, cet aspect 99 % contre les 1 % cependant dans le mouvement des gilets jaunes il n’y avait pas vraiment de figure…

– Il y avait une figure, le gilet.

Il est tout d’abord intéressant d’observer que le mouvement des gilets jaunes revient très fréquemment lorsqu’il est demandé aux personnes interrogées d’illustrer le populisme. L’absence d’une figure centrale dans ce mouvement qualifié de « populiste » jure avec la définition qui est initialement donnée pour ce mot.

La perception du populisme qu’ont ces deux étudiants ne semble donc pas s’arrêter à la présence d’un leader incontestable, même si une telle figure présente des vertus de rassemblement, d’organisation et d’identification. Ainsi cette figure est susceptible de prendre forme à travers des objets : un drapeau, un bonnet ou un gilet de signalisation fluo.

Pour comprendre comment le populisme s’est trouvé lié à l’image d’une personnalité forte, nous devons nous intéresser à d’autres phénomènes décrits comme étant fondateurs du populisme. La situation latino-américaine, dans la première moitié du XX^ème siècle, va nous éclairer à ce sujet. À la suite de la crise économique de 1929, une série de nouveaux régimes hostiles au libéralisme économique émerge sur la scène politique sud-américaine à l’image des gouvernements dirigés par Lázaro Cárdenas au Mexique entre 1934 et 1940, Getúlio Vargas au Brésil entre 1930 et 1945 puis entre 1951 et 1954 ainsi que de Juan Domingo Péron en Argentine de 1946 à 1955.

Ces régimes sont fortement nationalistes, antimarxistes, mettent en place des réformes sociales progressistes et portent la volonté d’étendre le corps de la nation aux secteurs qui en étaient auparavant exclus⁷.

Avant d’aller plus loin, il nous faut revenir sur la généalogie de ce concept en Amérique Latine au cours du XX^ème siècle

Dès le début des années 1930, les intellectuels sud-américains cherchent à expliquer et à nommer ces nouveaux régimes qui bousculent le paysage politique. Ce travail porte également la volonté d’autonomiser des champs disciplinaires en produisant et en développant des concepts, notamment en sociologie et en sciences politiques, afin de ne pas laisser aux intellectuels européens le monopole de la qualification de ces forces politiques.

Progressivement le populisme s’impose comme qualificatif et remplace ainsi une série de patronyme comme le « gétulisme » pour parler du mouvement de Getúlio Vargas ou encore le « péronisme » de Juan Domingo Perón. Le populisme possède un avantage : le concept, déjà utilisé par les intellectuels européens, apparaît propre à l’emploi car aucun régime politique sud-américain ne s’est jamais définit de la sorte⁸.

Organisés autour de la revue Cadernos de nosso tempo,sociologues et politistes proposent que le terme serve à désigner la période allant de la crise économique de 1929 jusqu’au coup d’État militaire de 1964 au Brésil⁹. Les études sur le populisme visent également à comprendre et à expliquer la forte popularité de ces régimes, en particulier du péronisme, auprès des classes populaires. Le populisme prospère alors dans les sphères académiques sud-américaines autour de figures intellectuelles comme les sociologues Gino Germani, Hélio Jaguaribe et Torcuato di Tella ou encore le politiste Francisco Weffort.

Malgré leurs divergences, ils établissent des grandes lignes pour analyser la nature du populisme. Selon eux, ces régimes voient le jour lors d’une période de crise, sont portés par des leaders charismatiques à l’image des caudillos du XIX^ème siècle, pratiquent le clientélisme avec l’ensemble des corps constitués autour de l’État et prônent un discours clivant entre un peuple et ses ennemis¹⁰.

La généalogie du terme nous amène en 1967, à Londres, au moment où se tient une rencontre initiée par Ernest Gellner, rassemblant de nombreux intellectuels qui souhaitent éclairer le concept de populisme, le définir plus exactement. Organisée par la London School of Economics and Political Science et la revue Government and Opposition, cette rencontre voit son objectif de clarification sémantique perturbé par les leader politiques sud-américains. Comment concilier, à partir d’un même concept, ou ne serait-ce qu’une notion, les expériences collectives russe et nord-américaine du populisme de la fin du XIX^ème siècle avec les régimes personnalisés d’Amérique latine du XX^ème siècle? Cette question ne sera jamais réellement tranchée et l’exception latino-américaine est progressivement devenue la norme en matière de populisme au détriment de ses origines historiques. de par cette mutation le populisme devient orphelin.

Le cas des intellectuels russes et des fermiers américains, censés incarner les populismes originels de la fin du XIX^ème siècle, semble lointain.

Le fossé se creuse sur la question de l’identification, le populisme se voit lié à l’image du grand homme, de la figure mythique. Théo, qui considérait d’ailleurs le gilet jaune comme une figure de rassemblement pouvant dépasser les personnalités politiques, ne manque pas d’exemples lorsqu’on l’interroge sur les figures historiques pouvant être qualifiées de « populistes »:

– Par exemple est-ce que tu penses que le mot « populisme » peut aussi être utilisé pour caractériser des personnages historiques qui ne sont plus vivants actuellement mais qui ont été importants à un quelconque moment de l’histoire ?

– Oui, Jules César, Napoléon, Maximilien Robespierre, Jean Jaurès aussi dans certaines mesures, peuvent être qualifiés de populistes.

– Et à ton avis pourquoi ?

– Tout simplement parce que c’est des gens qui, dans leurs déclarations, prétendaient agir pour le bien commun. Jean Jaurès c’est l’ancêtre du Front populaire par exemple. Napoléon Bonaparte pour le peuple y a quand même pas mal de réformes intéressantes au niveau de la conscription, au niveau de l’éducation. Jules César pour remonter plus loin, y avait ce que l’on appelait l’opposition entre les optimates et les populares c’est à dire que déjà à Rome il y avait des gens qui prétendaient agir au nom du peuple. Le populiste est, a eu des ancêtres et des antécédents.

À la liste, déjà bien fournie, que nous avons commencé à esquisser dans ce point, viennent s’ajouter d’autres personnages n’ayant pour seul point commun que leur notoriété.

Cette liste pourrait encore s’étendre tant le mot est aujourd’hui devenu malléable et prompt à qualifier toutes sortes de régimes passés, dès lors que ces derniers incarnent une forme de protestation à l’égard d’un ordre établi. Ainsi peuvent être opérés des parallèles entre des personnalités comme, par exemple, le sénateur américain Joseph McCarthy, connu pour avoir mené une chasse aux communistes dans l’état du Wisconsin au début des années 1950 et Pierre Poujade, fondateur de l’UDCA (Union de Défense des Commerçants et Artisans) en 1953¹¹.

À l’exception des narodniki russe et du People’s Party américain, les événements passés qualifiés aujourd’hui de populistes ont pour dénominateur commun la figure du grand homme. Un retour sur la généalogie sémantique du populisme en Amérique latine nous a permis d’éclaircir cette mutation.

Incarnant le peuple et ses souffrances, le grand homme prétend lui redonner sa dignité en le guidant dans une lutte contre ceux qui le négligent et le méprisent¹². Il y a alors autant de populismes qu’il y a de grands hommes d’autant que la personnalisation de la politique est un phénomène croissant depuis le développement des médias de masses et d’Internet. Nous sommes alors en droit de nous questionner sur la pertinence de ce concept en sciences sociales pour décrire précisément des phénomènes politiques.

1. Reynié Dominique, “Les nouveaux populismes. Nouvelle édition augmenté“, Pluriel, 2013, pages 19 et 20 [↩]
2. Hermet Guy, “Permanence et mutation du populisme”, Critique numéro 776-777, pages 62 à 74 [↩]
3. Rosanvallon Pierre, Le siècle du populisme, Histoire, théorie, critique, Seuil, Paris, 2020, p.261 [↩]
4. Reynié Dominique, Les nouveaux populismes. Nouvelle édition augmentée, Pluriel, 2013 p.20 [↩]
5. Winock Michel, Le boulangisme, un populisme protestataire, Après-demain n°43, 2017, pp. 34-36 [↩]
6. Agulhon Maurice, La République 1880-1932, Pluriel, 1990, pp. 72-73 [↩]
7. Compagnon Olivier,  Le populisme en son terreau latino-américain , Bulletin de l’ADHC [↩]
8. Quattrocchi-Woisson Diana,  Les populismes latino-américains à l’épreuve des modèles d’interprétation européens, Vingtième Siècle, 1997, pp. 161-183 [↩]
9. Compagnon Olivier, Le populisme en son terreau latino-américain , Bulletin de l’ADHC [↩]
10. Compagnon Olivier, Le populisme en son terreau latino-américain , Bulletin de l’ADHC [↩]
11. Mastropaolo Alfio, Populisme du peuple ou populisme des élites ?, Critique Internationale, n°13, 2001, pp. 61-67 [↩]
12. Dard Olivier, Boutin Christophe, Rouvillois Frédéric, Le dictionnaire des populismes, Cerf, Paris, 2019, pp. 520-524 [↩]

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