Les violences de la Grande Guerre : impact sur les sociétés

La Première Guerre mondiale a largement participé à changer les mentalités de ceux qui l’ont vécue, et des sociétés en général. Le bilan humain de cette guerre est établi à près de dix millions de morts, poids considérable qui ne peut qu’affecter ses contemporains. « La confrontation avec la mort de masse est sans doute  l’expérience fondamentale de la guerre » écrit George Mosse. Il introduit, au sujet de l’après-guerre le concept de brutalisation des sociétés qu’il définit ainsi: “il fait référence à la manière dont une guerre d’un type nouveau, d’une violence encore inconnue en Occident, a “rendu brutaux” ceux qui y ont participé, ou tout du moins une partie d’entre eux”.¹ 

Jamais auparavant les sociétés européennes n’ont connu un tel deuil. On peut se poser la question à savoir de quelle façon les soldats, les sociétés, vont se remettre de ce deuil, où est-ce-que le refoulement des atrocités vécues vont se traduire ?

Le mémoire en cour traitera de l’influence de la Grande Guerre sur la société brestoise, mais plus particulièrement sur le cas de l’enfant : l’expérience de la Grande Guerre a-t-elle pu modifier les comportements envers les enfants, est-ce-que leur comportement s’est lui-même transformé pendant et après la guerre ?

Nous traduirons cela par une étude de la criminalité des années 1910 aux années 1920. La délimitation géographique de la recherche se concentre sur Brest et ses alentours (Saint-Marc, Saint Pierre Quilbignon, Lambézellec), afin de voir de plus près l’impact de cette guerre sur une population précise et en l’occurrence son impact sur la criminalité.

La criminalité, prise sous toutes ses formes,  permet l’étude d’un changement de mentalités avec une analyse des faits : délinquance et crime. On peut la définir comme l’ensemble des actes criminels commis dans un groupe social donné au cours d’une période donnée. On distingue deux criminalités :

• La criminalité réelle, elle est l’ensemble des infractions commises.
• La criminalité apparente ou légale, portée par les juristes. Il s’agit des statistiques judiciaires et pénitentiaires, mais elle offre une conception restrictive de la criminalité.

Elle se révèle dans la société par la transgression des normes. Mais là aussi il y a des normes données physiquement, considérées comme objectives, elles sont universelles, et des normes données socialement, elles sont définies par l’être humain, et sont donc subjectives.²

De nombreux historiens s’appliquent à rendre compte de la criminalité, de la violence, de ceux qui l’exercent aux XIXème et XXème siècle en France. On peut citer George Mosse, Dominique Kalifa³, ou encore Annick Le Douget  qui se rapproche le plus de notre zone géographique: ses études se portent principalement sur la violence, le crime et la justice en Bretagne ou dans le Finistère.⁴

Afin de mieux comprendre les violences et les actes de criminalité, cet article sera divisé en deux parties qui résumeront à peu près les lectures, effectuées jusqu’à ce jour, spécifiquement liées à la violence pendant et après la guerre, ainsi qu’une partie des mutations que la Grande Guerre a induit sur les populations civiles mais aussi sur les soldats.

Première Guerre mondiale et violence

« Une violence inouïe s’est intégrée avec une facilité déconcertante à la vie quotidienne de chacun »⁵

Avec la Grande Guerre on a atteint un seuil de violence jamais égalé auparavant, et c’est ce qui en fait sa spécificité. Stephane Audoin-Rouzeau et Annette Becker parlent notamment de la violence faite au corps « Les blessures infligées en 14-18 sont en effet d’une variété et d’une gravité sans équivalent dans le passé. […] Ainsi, l’histoire de la violence de guerre ne peut s’affranchir d’une histoire corporelle : les corps n’avaient en effet jamais souffert autant et à une telle échelle ».⁶ Cette violence s’est exercée au front grâce aux innovations en matière d’armement notamment. 

Plus de la moitié des soldats engagés dans le conflit a subi physiquement la violence de guerre.

Mais les victimes sont aussi des civils : des populations sans armes ou désarmées que ce soit les civils envahis, les déportés, les occupés ou bien les prisonniers. Le rapport Reiss publié en 1916 montre un exemple de la violence qui leur est infligée. Il a été réalisé à partir d’enquêtes sur le terrain menées en septembre et novembre 1914, l’enquêteur a interrogé des prisonniers austro-hongrois, en voici un extrait : « Beziak est formé de trois villages. Les Autrichiens y tuèrent 54 personnes par divers procédés. La plupart furent éventrées avec le gros sabre des prisonniers […].A.J., 32 ans, yeux crevés, nez et oreilles coupés. S.J., 14 ans, nez et oreilles coupés […]. K.K., 56 ans, yeux crevés, nez et oreilles coupés […]. M.V., 21 ans, violée par environ 40 soldats, organes génitaux coupés ; ses cheveux introduits dans le vagin. Elle fut finalement éventrée. Elle est morte immédiatement après. L.P., 46 ans, main coupée et yeux crevés. Une famille : M.P., 45 ans, seins coupées ; D.P., 18 ans, yeux crevés ; S.P., 14 ans, yeux crevés, nez coupé ; A.P., 7 ans, oreilles coupées. Ils furent trouvés dans un fossé, ligotés ensemble, ainsi qu’avec leur chien. »⁷

La violence des militaires envers les civils est un fait que l’on retrouve dans de nombreux états de guerre, mais les violences réalisées dès l’été 1914 ont dépassés la « norme ». On y trouve le désir de vaincre vite afin de mettre fin le plus rapidement à la guerre. Et comme nous le précise Stephane Audoin-Rouzeau il y a aussi « le désir d’imposer la loi du vainqueur qui n’est pas seulement militaire ou politique tant la certitude d’appartenir à une civilisation supérieure est forte ».⁸

Ainsi les récits sont partagés entre rumeurs, comme celle des enfants aux mains coupées par les Allemands, et récits véridiques, avec par exemple le cas d’atrocité le plus célèbre en France, celui de Gerbéviller où les Allemands ont rassemblé la population, fusillé 15 personnes, incendié le village, en tout 60 personnes y ont trouvé la mort. Ce cas est mis en valeur comme preuve tangible et irréfutable de la barbarie de l’ennemi. Tout cela participe à la diabolisation de l’ennemis, afin d’attiser la haine des belligérants et de les pousser au combat.⁹

Mutation psychologique des sociétés, ensauvagement : le cas français

Du point de vue sociologique, la guerre participe à un réel traumatisme pour la société.

Le choc traumatique chez le soldat est présenté par George Mosse comme la réaction la plus répandue pendant la guerre. Il donne lieu à une incapacité psychique et physique de combattre. Cela est dû à plusieurs choses comme le stress intense du combattant, les frayeurs extrêmes auxquelles le soldat est confronté au front, ainsi que le « spectacle de la mort ». On compte ainsi énormément de névrosés de guerre. Des aides médicales se mettent en place à proximité du front, seulement la plupart du temps les soldats n’y restent pas plus d’une semaine et sont renvoyés sur le champ de bataille. Ces soldats sont, pendant la guerre, marginalisés, perçus comme faibles car cela va à l’encontre du culte du soldat viril et courageux.¹⁰ On peut imaginer que leur réinsertion dans la société peut être compliquée au lendemain de la guerre, car leur choc traumatique a été considéré par de nombreux médecins comme une faiblesse, non induite par la guerre. 

Du côté des civils, étant donné qu’une partie de la population a été décimée, le réseau de sociabilité de presque chacun a été affecté. Le deuil est présent dans quasiment toutes les familles, dans tous les villages. Plus de 600 000 femmes sont en deuil au lendemain de la Grande Guerre. Les sociabilités vont se reformer mais souvent « fondées sur le mythe d’une épreuve du feu commune »¹¹. Le décalage se marque ainsi entre ceux qui ont fait la guerre, et les civils qui ne comprennent pas certaines souffrances. 

Le retour de l’homme au sein de sa famille oblige la femme, qui s’était émancipée en trouvant du travail pour subvenir au besoin du foyer et participer à l’effort de guerre, à reprendre son rôle social traditionnel en tant que mère au foyer. On compte également une multitude de divorces liés à l’adultère, c’est une grande partie des valeurs traditionnelles qui se perdent ici avec la remise en cause de l’institution du mariage.¹²

À ce sujet là aussi, la place que le père occupait est parfois difficile à récupérer. Il perd souvent le rôle qu’il avait avant la guerre aux yeux de ses enfants qui ne le considèrent plus comme la personne d’autorité dans le foyer. En effet le retour du père est souvent marqué par sont absentéisme : une partie d’eux même est restée au front, dans la tristesse et dans le deuil.¹³

Il y a une continuité de la violence de guerre dans le domaine conjugal, avec une persistance de la brutalité des combats malgré le retour au sein des familles. Cela va de la jalousie non-maîtrisée, en passant par des comportements sexuels brutaux, au divorce très souvent. Le soldat ne reconnaît pas toujours le vécu de la famille durant la guerre, il est souvent perçu du point de vu des enfants comme un « tyran » avec des « humeurs excessives », et rend le climat familial étouffant. En effet les souffrances ramenées du front induisent des comportements brutaux que les pratiques addictives, déjà présentes sur le front, n’améliorent pas.¹⁴

L’alcool est très souvent utilisé comme échappatoire à la réalité, il dénoue les langues, mets du baume au cœur, ou bien fait sombrer un peu plus les anciens soldats. Sur le front l’alcool est gratuit, plus on avance dans la guerre et plus la part quotidienne pour chaque homme augmente : un quart de litre de vin en 1914, 1 litre en 1918. C’est une façon de couper la faim, de donner du courage, de soigner les blessures physique. Cela permet également de compenser la brutalité de la guerre et l’expérience de la mort qu’elle induit quotidiennement, c’est un « bouclier artificiel ». Le Docteur Toulouse dit à ce sujet : « la sanction individuelle de la guerre [se lit dans] l’alcoolisme surexcité à la faveur du désarroi psychique ».¹⁵

Concernant la population féminine, les consommations d’alcool sont également en hausse pour diverses raisons telles que l’inquiétude suscitée par le fait d’avoir un proche au front, ou les conditions de vie difficiles imposées par la guerre.

L’expérience de guerre a rendu les soldats brutaux. Leur intériorisation de la violence est telle qu’elle est parfois banalisée. Ainsi la guerre ne se termine pas avec l’arrêt des combats. Elle a continué d’agir dans les vies et les représentations de ceux qui l’on vécue. On parle de l’ombre de la guerre.¹⁶

1. George MOSSE, De la Grande Guerre au totalitarisme, La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette Littératures, 1999. [↩]
2. Maurice CUSSON, La criminologie, Paris, Hachettesupérieur, cop.2014. [↩]
3. Dominique KALIFA, Les bas-fonds, Paris, Seuil, 2013 [↩]
4. Annick LE DOUGET, Violence au village, La société rurale finistérienne face à la justice (1815- 1914), [↩]
5. StephaneAUDOIN-ROUZEAU., Annette BECKER., 14-18, Retrouver la guerre, Paris, Gallimard,2000. [↩]
6. ibid [↩]
7. Dr R. A. REISS, Rapport sur les atrocités commises par les troupes austro-hongroises pendant la première invasion de la Serbie, Paris, Grasset, 1919, pp. 68-69. [↩]
8. ibid [↩]
9. NicolasBEAUPRE, J.Cornette (dir.), Les grandes guerres (1914-1945), Paris,Editions Belin, 2^e édition, 2014 [2012]. [↩]
10. Jean-Yves LE NAOUR., Les soldats de la honte, Paris, Perrin, 2013. [↩]
11. Antoine PROST, Guerre paix et sociétés (1911- 1946), Paris, Editions Ouvrières, 2003. [↩]
12. Alexandre LAFON., La France de la Première Guerre mondiale, Paris, Armand Colin, 2016. [↩]
13. Bruno CABANES, Guillaume PIKETTY, Retour à l’intime au sortir de la guerre, Paris, Tallendier, 2009. [↩]
14. Dominique FOUCHARD, Le poids de la guerre, Les poilus et leur famille après 1918, Rennes, PUR, 2013. [↩]
15. ibid [↩]
16. op. cit. George Mosse [↩]

---

---